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Interviews

Market Research dans le monde d’après, avec Charlotte Tortora

Charlotte Tortora

Fondatrice de Ch2 Conseil,

Consumer & Strategic Insights


Analytics & Insights : La crise sanitaire a profondément secoué le monde des études marketing et de la connaissance consommateurs : pour toi, s’agit-il plus d’une rupture ou d’une accélération de tendances déjà existantes ?

Charlotte Tortora : Il y a eu sans aucun doute une accélération de tendances préexistantes car les phénomènes que nous observons étaient déjà latents, bien avant le Covid. Notamment l’hybridation des méthodes, entre études traditionnelles et nouvelles technologies, ainsi que l’accélération des délais et la nécessité de nouveaux arbitrages entre temps courts et temps longs (savoir quand on peut accélérer les process pour réagir vite, et au contraire savoir encore donner du temps aux études lorsque c’est nécessaire).

Du côté des méthodologies, ce qui m’a le plus frappé, c’est l’adoption rapide des outils en ligne pour le Quali. Contrairement aux outils Quanti, la transformation digitale du Quali avançait de façon timide avant la crise, mais ces deux dernières années ne nous ont pas laissé le choix : nous avons basculé massivement toutes nos approches en digital et appris à interagir à distance avec nos audiences. Les focus groups et communautés en ligne se sont très largement répandus et vont certainement continuer à se développer car plus pratiques et très efficaces. Cela dit, je vois aujourd’hui poindre un nouveau risque : une certaine « flemme méthodologique » qui consisterait à privilégier ces outils digitaux si pratiques, par réflexe, sans évaluer les alternatives possibles. Je trouve plus intéressant de considérer que notre boîte à outils s’est désormais élargie, et que chaque méthode garde son intérêt, la vraie valeur ajoutée des gens d’études étant justement de savoir quelle démarche proposer à quel moment, selon la cible et selon le questionnement. Il est des problématiques qui gagneront toujours à réunir les gens dans un même lieu : sujets difficiles ou chargés en émotions, problématiques sensorielles ou démarches de co-construction qui, de mon point de vue, fonctionnent mieux quand les individus sont physiquement en présence, plutôt que derrière un écran.

Ce qui a changé avec la crise sanitaire, c’est aussi l’absence totale de visibilité et la nécessité qu’ont eue les équipes de naviguer à vue, et de s’adapter du jour au lendemain. Cette situation a eu pour conséquence de remettre le consommateur au cœur des réflexions : les équipes Insights ont eu l’occasion de (re)prendre du leadership. Il me semble que cela représente une opportunité pour les gens d’études qui peuvent – et doivent – monter en contribution stratégique dans ce contexte, à condition de savoir s’adapter et d’accepter de prendre des risques. On attend d’eux aujourd’hui moins de bilans du passé et plus de sources d’inspiration pour construire l’avenir.

Analytics & Insights : Face à l’accélération actuelle, il faut faire preuve de souplesse, d’agilité …

Charlotte Tortora : Oui, plus que jamais ! Certain de nos clients demandent des toplines deux jours après la fin d’un terrain, quanti ou quali, et nous acceptons. Un de mes anciens patrons me disait toujours « je préfère des résultats partiels maintenant, que des conclusions parfaites trop tard ». Et cela m’agaçait prodigieusement, j’avais le sentiment d’y perdre mon âme d’experte rigoureuse… avec le recul de ces dernières années, je dois avouer qu’il m’a appris à faire preuve de plus d’agilité et de pragmatisme.

Les prestataires qui admettent cela et savent s’adapter en conséquence ressortent sans aucun doute gagnants. Ils peuvent être aussi bien des instituts d’études traditionnels que de nouveaux acteurs de la data. Une fois encore, et c’est là toute notre expertise : savoir quand on peut lâcher-prise et accepter des courts-circuits ou, au contraire, quand il ne faut pas céder à la précipitation de nos interlocuteurs, selon le sujet et le risque que cela représente. Dans de nombreux cas, il est possible d’adapter des process lourds pour gagner du temps dans une logique de « coup de sonde », pas parfait mais rapide et pas cher. Dans d’autres cas, par exemple pour faire l’audit d’une marque en difficulté et nourrir un véritable travail de repositionnement stratégique, on s’attachera au contraire à convaincre nos clients qu’il faut un minimum de cheminement et de digestion d’informations pour apporter des conclusions robustes, donc du temps.

Analytics & Insights : Prospective, data, AI, neurosciences, communautés, etc. : dans quelles directions va se développer la recherche dans les mois qui viennent ?

Charlotte Tortora : Pour moi, la seule réponse est l’hybridation des méthodes et le croisement des sources. Le risque majeur de l’époque actuelle est de tellement automatiser le feedback consommateur qu’on en oublie la prise de recul, la mise en perspective et l’analyse multi-source, dans une logique « action-réaction » à court terme, qui ne cherche plus à anticiper et comprendre le long terme. Dans ce sens, la crise a peut-être modifié l’horizon de pensée : faute de visibilité, dans une incertitude totale où les méthodes d’avant ne fonctionnent plus, on se concentre davantage sur le très court terme. J’y vois évidement un risque de passer à côté de l’essentiel… à nouveau, notre boîte à outils s’est démultipliée et c’est toute la richesse du métier, apprenons à nous servir de cette diversité de méthodes et n’utilisons pas le marteau quand il faudrait un tournevis.

Analytics & Insights : De nouveaux acteurs issus du monde des technologies sont apparus dans le champ de la connaissance consommateurs ces dernières années : comment se situent les acteurs plus traditionnels dans ce nouveau paysage ?

Charlotte Tortora : Ils sont de mon point de vue complémentaires, nous avons besoin des deux. Nos expériences d’hybridation Datas & Insights sont très fructueuses, par exemple Social Listening et Quanti, Search Listening et Quali… En revanche, il faudrait que ces deux univers – acteurs traditionnels du market research et « consumer tech » – apprennent à mieux travailler ensemble car leurs cultures sont très différentes. Nous conduisons beaucoup de projets qui associent instituts d’études et startups, mais eux-mêmes ne se considèrent pas spontanément comme partenaires, il me semble nécessaire de créer plus de ponts. Mais tant mieux pour les consultants indépendants que nous sommes ! Car cela nous donne des opportunités de monter des équipes multidisciplinaires et de créer des passerelles entre ces deux univers, pour le bénéfice de nos clients. Nous avions le même travail à faire que lorsque – dans le passé – il a fallu apprendre à faire travailler ensemble les experts Quali et Quanti, c’est un peu le même défi et quand cela fonctionne, c’est d’une efficacité redoutable !