Catégories
Interviews

Market Research dans le monde d’après, avec François Abiven

François ABIVEN

Ingénieur agronome, dirige REPERES, institut d’études marketing émotionnel, depuis 1998. Cette expérience lui a permis de s’impliquer auprès des plus grandes marques, pour lesquelles il intervient tant en conseil stratégique qu’en développement méthodologique.

Les démarches de R&D qu’il a initié à REPERES ont permis l’incubation et le lancement de 2 start-ups qu’il codirige : THE LAB IN THE BAG, concepteur et installateur d’environnements immersifs multisensoriels, et R3MSCORE, logiciel de mesure de l’activation émotionnelle.


Analytics & Insights : La crise sanitaire a profondément secoué le monde des études marketing et de la connaissance consommateurs : pour toi, s’agit-il plus d’une rupture ou d’une accélération de tendances déjà existantes ?

François Abiven : J’ai le sentiment que la crise a généré à la fois des accélérations et des ruptures.

Les ruptures ont davantage porté sur le domaine politique et social avec une remise en question brutale, décomplexée et inédite des libertés individuelles : la liberté de se déplacer, la liberté de recevoir ou non un traitement expérimental, la liberté de travailler, le secret médical, la liberté de remise en question du narratif gouvernemental…. Tous ces acquis de la démocratie ont été très sérieusement atteints lors de cette crise.

Cette pression mise sur le citoyen a bien sûr impacté ses comportements sociaux et ses choix de loisirs et déplacements. Il est difficile de prédire si les activités hors foyer impliquant une forte densité de contact (restauration, théâtre, cinéma,…) ou des déplacements vont retrouver rapidement, ou pas, les niveaux pré-COVID. En ce qui concerne la consommation au foyer, nous avons plutôt assisté à une accélération de tendances déjà bien présentes : montée du local et de l’achat de proximité, importance accordée à la dimension santé des produits, part plus importante des achats réalisés en ligne…

L’impact de la crise n’est bien sûr pas uniquement comportemental, le psychisme du consommateur/citoyen a été fortement impacté, son individualité a été malmenée, détournée voire niée par le contexte. Elle a été en tout cas fortement sollicitée en faveur du collectif, via le confinement puis l’incitation à la vaccination généralisée, parfois au détriment de son propre ratio bénéfice/risque.

Comment va-t-il alors réagir désormais : individuellement ? Collectivement ?

Que doit-on interroger : ses désirs ? Ses besoins ? Ses devoirs ?

Qu’est-ce qu’une marque doit lui offrir : encore du plaisir ? D’abord une sécurité ? De l’utile ? Du sens ? Avec une dose de bonne conscience ? Mais une marque qui ne serait que bonne conscience via une raison d’être sociétale sera-t-elle suffisamment distinctive ? Et comment réintroduire du rêve (pour ne pas dire de l’espoir) dans cette situation morose ?

Face à cette rupture inédite, la connaissance du consommateur et les études à mener pour s’en approcher passe peut-être par une nouvelle grille explicative et prospective de sa dynamique interne aujourd’hui (croyances, craintes, projections) et sa capacité de réaction/adaptation/évolution.

Poursuivre des études « comme si de rien n’était » sans se pencher sur la déstabilisation profonde (comme le fait le quali en situation de tension avec sa phase de purge) risque de nous faire passer à côté de l’essentiel comme des opportunités.

Analytics & Insights : Prospective, data, AI, neurosciences, communautés, etc. : dans quelles directions va se développer la recherche dans les mois qui viennent ? Le sensoriel semble aussi effectuer un retour en force …

François Abiven : En termes d’outils et de méthodes, les tendances déjà à l’œuvre dans le monde des études se poursuivent :

  • La reconnaissance des limites des données déclaratives rationnalisées (« système 2 ») et l’importance d’accéder aux automatismes et émotions (« système 1 »), qui se traduit (enfin !) par une réduction des durées de questionnaire,
  • L’importance des effets du contexte dans les protocoles de tests, avec un scope qui passe du produit à l’expérience,
  • Une hybridation des données et des sources : la donnée déclarative issue d’un questionnement se combine avec des données comportementales, avec des expressions spontanées sur le web analysées via l’IA, voire avec des données physiologiques,
  • Davantage d’approches digitales, avec une augmentation de la part du téléphone mobile dans les dispositifs de recueil,
  • La réduction des délais de production des études,
  • L’accès à des cibles rares ou des populations géolocalisées grâce à un recrutement des répondants sur les réseaux sociaux,
  • Et étant donné la période de mutation « forcée » du consommateur comme du citoyen, des approches plus long-termiste, comme les communautés d’utilisateurs avec un suivi soutenu permettront de relativiser les réponses/réactions, de stabiliser la connaissance, d’identifier les nouveaux ancrages et marqueurs sur lesquels bâtir une offre et relation avec le consommateur.

Enfin pour terminer, je dirais que le monde des études a aussi été impacté, comme l’ensemble du monde du travail, par l’accélération de tendances qui étaient déjà émergeantes, dont la plus marquante est la mobilité et le recul du modèle présentiel.

A titre d’exemple, à REPERES, institut d’études et de conseil de 30 personnes dont le siège est à Paris, début 2020, nous avions déjà 20% de l’effectif qui ne vivait pas en région Parisienne et qui se rendait au siège de la société à une fréquence assez faible et variable. Aujourd’hui c’est 40% de l’effectif qui a fait le choix de ne pas être Parisien et le lieu de résidence n’est plus un critère de recrutement pour nous.

Cette liberté du choix de son lieu de vie est un véritable bénéfice pour les collaborateurs et va avoir des impacts durables sur le dynamisme des territoires … et sur l’immobilier de bureau. Bien sûr cela nécessite de repenser le modèle d’entreprise et de notamment compenser la distance physique par des interactions fréquentes en visio et des rencontres évènementielles en présentiel à visée de socialisation. Cette évolution est parfois freinée par certaines entreprises qui cherchent en ce moment à contraindre leurs salariés à revenir au bureau en limitant fortement le télétravail, mais je pense que ces sociétés vont devoir revoir leurs schémas de pensée.

Ce phénomène de distanciation peut être une contrainte, comme les gestes barrière imposés, mais aussi une prise de liberté (en réaction à l’enfermement subi ces derniers mois ?) qui requestionne l’importance de l’environnement pour le consommateur/citoyen comme la nature nouvelle du lien, à autrui, à l’entreprise, à l’institution, aux marques.