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Diversité des expertises : quels enjeux pour les sociétés d’études ?

Philippe Guilbert

Consultant en méthodologies d’études et membre des comités ESOMAR Professional Standards Committee et Associations Executive Committee, il a été pendant plus de 10 ans le DG de TOLUNA France, ainsi que DGA ou directeur scientifique de plusieurs grands instituts d’études.


Le secteur des études de marché s’est largement transformé depuis le milieu des années 1990. L’appellation « Etudes marketing et opinion » est apparue parfois dépassée, notamment dans les pays qui ont plutôt choisi de parler d’insights, puis de data, insights et analytics (voir par exemple la dernière version en 2016 du code international ICC/ESOMAR). Les postes Etudes en entreprise ont encore plus été touchés avec des dénominations très diverses (Consumer Intelligence, etc.).

Cette évolution sémantique traduit de profonds changements qui remettent en cause le modèle traditionnel des instituts d’études. Celui-ci repose sur la distinction entre départements sectoriels (Grande Conso, Services, Opinion… en fonction de la taille de l’institut et de ses spécialisations) et départements de Production/Opérations (en charge de la collecte et du traitement des enquêtes). Les départements sectoriels recrutent des chargés d’études, souvent orientés Quali ou Quanti selon leur formation, qui peuvent espérer devenir ensuite directeurs d’études. Du côté Production, les enquêteurs sont encadrés par des chargés de terrain/superviseursqui peuvent prétendre à davantage de fonctions managériales avec l’expérience, tandis que les chargés de programmation, codification, études statistiques ou traitements interviennent dans les différentes phases de collecte et d’analyse des enquêtes. Ces postes existent bien sûr toujours et sont décrits dans la cartographie des métiers du conseil (référentiel OPIIEC).

Mais Internet a entrainé une première grande transformation. La capacité Terrain ne se mesure plus en nombre d’enquêteurs et postes CATI/CAPI (Computer-Assisted Telephone Interviewing/Computer-Assisted Personal Interviewing) avec des enquêteurs qui recrutent directement les interviewés. La collecte en ligne, majoritaire dans le monde en 2008 selon le rapport annuel ESOMAR, a besoin de prérecruter des participants à une échelle jamais atteinte. De nouvelles compétences digitales sont indispensables pour recruter et gérer des access panels de dizaines de millions de membres, voire davantage…

Ainsi, le Community manager gère la communauté des panélistes d’un pays, généralement sans intervenir dans les enquêtes, ni dans les campagnes de recrutement lorsqu’une équipé dédiée existe. Les besoins en ressources humaines et informatiques sont tels que plusieurs instituts ont choisi d’externaliser en partie ou totalité cette collecte. L’équipe Opérations peut se réduire encore si la programmation des questionnaires et le traitement sont également sous-traités.

La data a suscité d’autres transformations. Depuis 30 ans, les prestations statistiques se sont largement développées en institut pour aller au-delà de la simple fourniture de tableaux et graphiques pour les enquêtes (données primaires) avec les analyses multidimensionnelles (analyses factorielles, typologies…) et la modélisation (régression, PLS, trade-off, analyse neuronale…). Pour traiter les données du web, des réseaux sociaux et du mobile (données secondaires), de nouvelles expertises sont nécessaires avec la dataviz et la data science (cf. cartographie SYNTEC Conseil des principaux métiers de la data et référentiel OPIIEC). L’intelligence artificielle renforce encore cette tendance ! La collecte des données déjà existantes repose sur des process spécifiques : les instituts peuvent préférer l’externalisation, ou au contraire acquérir de nouvelles compétences en rachetant des sociétés spécialisées qui peuvent rester distinctes des équipes Opérations classiques.

Enfin, la diversité croissante des compétences n’est pas seulement due au digital. Les offres transversales (non limitées à un secteur) se sont accrues avec des équipes dédiées à la Publicité, la Marque, mais aussi au CRM, CX/UX, Nudge, Développement durable… Là encore, des expertises spécifiques viennent compléter les profils classiques, et l’organisation traditionnelle des départements Etudes par secteur est affectée.

Quels sont les principaux enjeux de la diversification croissante des expertises pour les instituts ? Le premier enjeu est stratégique et organisationnel. Grâce à leur taille, les grands groupes internationaux peuvent chercher à tout intégrer, des access panels à la social data, des data scientists aux spécialistes du Nudge ou Storytelling… Cependant, certains choisissent de se restreindre aux activités les plus porteuses et délaisser celles se prêtant moins à la standardisation et automatisation (ad hoc en particulier). Les sociétés de taille plus réduite peuvent être amenées à choisir de se spécialiser ou d’externaliser : des agences anglo-saxonnes ont sous-traité leurs terrains d’enquêtes bien avant la révolution digitale. De plus, les technologies rendent de plus en plus fluide l’intégration des ressources externes : une API permet ainsi à un institut d’accéder en temps réel à un access panel externe pour réaliser la totalité ou une partie des interviews en gérant en direct les quotas. Les réponses à ce premier enjeu de la diversification sont donc très… variées !

Le second enjeu de la diversification porte sur le recrutement de nouveaux talents très demandés par d’autres secteurs. Cela n’est pas simple comme l’atteste la récente publication « Le futur des métiers de la Data » de SYNTEC Conseil. Mais les sociétés d’études, grandes ou petites, ont des atouts spécifiques avec la capacité à faire travailler ensemble des profils de sciences humaines (marketing, opinion, psychologie, sociologie, sémiologie…) et techniques (informatique, statistique, data science, IA). Les formations universitaires de chargés d’études ont élargi les matières enseignées (cf. les formations labelisées Etudes par SYNTEC Conseil) afin de préserver les échanges et la collaboration avec ces nouveaux profils. Les sociétés d’études ont une grande diversité des projets, en termes de durées, sujets et clients, qui nécessitent un travail d’équipe : la lassitude ressentie par des data scientists faisant du code toute la journée de manière isolée est très rare en institut… Après de longues périodes de confinement et de travail en distanciel, la quête de sens et de travail collaboratif des jeunes générations peut aider les instituts à diversifier les compétences ! Les vidéos du concours ESOMAR Research Got Talent 2021 illustrent bien la diversité des profils des jeunes professionnels et leurs capacités à collaborer et innover ensemble (équipe péruvienne gagnante, équipe russe notamment).