Frederic Cantat
Ingénieur diplômé de l’ENSG – Géomatique et auditeur libre ESSEC : tout au long de sa carrière à l’IGN, il a été au contact des utilisateurs. Il a été notamment en charge du service des études et du marketing de 2009 à 2018. Il est depuis 2019 pilote de la transformation de l’IGN.
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Analytics & Insights : La crise sanitaire a profondément secoué le monde de la connaissance clients/consommateurs : pour toi, s’agit-il plus d’une rupture ou d’une accélération de tendances déjà existantes ?
Frederic Cantat : La crise sanitaire a secoué le monde tout court ! On s’est trouvé face à un événement qui a bouleversé la vie de tout un chacun. Que seuls peut-être les prospectivistes et les créatifs avaient imaginé possible, éventuellement pensé (quand la réalité dépasse la fiction…). Prenez par exemple le livre Quarantaine (Lockdown) de Peter May écrit en 2005 et refusé à l’époque par tous les éditeurs car considéré comme trop invraisemblable. Il a finalement été publié en… 2020. Tout y est.
Quand l’ « impensable » se produit, des mécanismes de résilience se mettent en branle, sur une échelle de temps plus ou moins longue. L’Union européenne aura mis trente ans à exprimer sa souveraineté en matière de système de positionnement par satellite. Avec la panne de réseau intervenue l’autre samedi soir, j’ai redécouvert en cinq minutes les joies des soirées jeux de société en famille.
Avec la crise sanitaire que nous connaissons actuellement, qui est mondiale, durable, l’impact est sans doute inédit pour la plupart des générations. De nombreux secteurs d’activité ont été complètement chamboulés : par les contraintes mises en place par les autorités et par les changements de comportement, induits sous l’effet de la contrainte ou pas : citons à titre illustratif et de façon non exhaustive, les secteurs du tourisme, de la restauration ou de la culture, …
Pour le monde de la connaissance client/consommateurs/citoyens, j’ai la conviction que nous sommes dans une phase d’accélération de tendances plus que d’une rupture. Les bouleversements provoqués par la crise sanitaire me semblent être dans le prolongement de ceux connus avec le numérique (internet et applications pour smartphone ; blogs, avis consommateurs et réseaux sociaux, etc.), certes en mode accéléré. Nous sommes dans une période « d’ubérisation augmentée » en quelque sorte.
Les aspirations profondes des gens, les besoins des consommateurs n’ont pas fondamentalement changé du jour au lendemain. La peur du virus n’a pas rendu misanthrope les hommes et les femmes. Il suffit de regarder la fréquentation des centres commerciaux ou des espaces publics dans les métropoles pour s’en convaincre. Aspirations qui ont contraint d’ailleurs les pouvoirs publics à adapter au fur et à mesure de l’évolution de l’épidémie les restrictions en vigueur. Et à répéter inlassablement les gestes barrières à respecter.
Analytics & Insights : Face à une telle accélération, il faut faire preuve de souplesse, d’agilité …
Frederic Cantat : Oui. Là encore, d’un coup des situations qui étaient impensables sont devenues une réalité. Prenons l’organisation du travail. Dans un bon nombre d’organisations, du secteur tertiaire en particulier, le télétravail était sinon impossible, du moins très difficile : du fait de la culture d’entreprise à laquelle pouvait s’ajouter, au choix, des freins du management (présentéisme qui prend souvent sa source de « un équipier qui n’est pas à portée de vue, c’est un équipier qui ne travaille pas ») ou des services support (RH, DSI etc.). Et le 16 mars 2020 au soir, sans crier gare, le travail à distance est devenu l’unique modus operandi possible. Et partout des solutions ont été trouvées : autorisations, matériels informatiques, outils (logiciels de téléconférence, de partage de documents etc.).
Sur un autre plan, beaucoup de petits commerces (particulièrement dans la catégorie « non essentiels ») ont su mettre en place rapidement des solutions de commande en ligne et retrait en magasin. Même des secteurs qui sont très cruellement touchés, car à l’arrêt depuis plusieurs mois, je pense notamment au monde de la culture et du spectacle, ont su trouver des réponses, notamment via des représentations en ligne.
Analytics & Insights : Savoir réagir dans l’urgence, répondre vite aux demandes, c’est capital ; mais il ne faut pas perdre de vue le plus long terme, les évolutions sociétales lourdes … Il y a aussi le problème de la data : de plus en plus de données, parfois hétérogènes ; sans oublier les communautés internes … La connaissance consommateurs devient centrale : comment infuse-t-elle dans l’entreprise ?
Frederic Cantat : Oui. J’évoquais par exemple tout à l’heure la mise en place très rapide en mars 2020 de solutions permettant d’assurer la continuité des activités. Avec le prolongement des restrictions sanitaires, des outils, des infrastructures, des modes temporaires d’organisation se sont pérennisés de facto. Qu’en restera-t-il lorsque ces contraintes seront levées ? De même, difficile de dire à l’avance quels changements de comportements constatés actuellement sur de nombreux marchés perdureront une fois la crise passée.
En revanche, sur le plan sociétal, la crise actuelle a sans doute définitivement consolidé des tendances observées auparavant. Je pense notamment à la demande forte de transparence des citoyens, qui sont aussi des consommateurs, qui sont aussi des employés… . Couplée à une forte demande de capacitation (pour ne pas dire « empowerment »). Je pense par exemple à l’engouement rencontré ces dernières années par une application qui révèle le contenu de notre alimentation et des produits cosmétiques (Yuka). Ou encore à l’essor du mouvement open data. Voire, dans un registre un peu différent, au mouvement plus récent « de révolte » contre les fonds financiers spéculatifs des petits porteurs d’actions Game Stop.
Dans le traitement par les médias de la crise sanitaire, il est frappant de constater qu’au début nous avons eu droit à une succession d’experts commentant ce qui était en train de se passer Ceux-ci énonçant doctement ce qu’ils leur semblaient bon de faire. C’était assez déroutant en fait : il y avait quasiment autant d’avis que de personnes invitées sur les plateaux ou interrogées à distance.
Aujourd’hui, l’« expert » que les media « s’arrachent » est un jeune homme qui vient tout juste de finir ses études (et pas de médecine de surcroît). Guillaume Rozier – c’est de lui dont il s’agit – s’est imposé dans le débat avec son site CovidTracker (covidtracker.fr/). Il n’y donne pas son avis sur ce qui va se passer dans les prochains jours, les prochaines semaines. Il se contente -si j’ose dire- d’exposer (moyennant quelques traitements bien sûr) de façon très lisible les données publiées en open data par les organismes publics (Etalab, Santé Publique France, INSEE, IGN etc.). Ce qui permet de suivre au jour le jour l’évolution de l’épidémie. De répondre aux questions que tout le monde se pose : qui (par tranches d’âge…) ? Quoi (part des variants…) ? Comment (hospitalisations, occupations des lits en réanimation…)? Où (par région, département) ? Idem pour le suivi de la vaccination.
Et cerise sur le gâteau, comme Guillaume Rozier le souligne lui-même, cette alliance ici des pouvoirs publics (publication en open data de toutes les informations) et de la société civile (traitement et analyse des informations publiées) est le meilleur moyen de lutter contre les « fake news ». Et j’ajoute : d’améliorer le pilotage des politiques publiques.
L’information géographique a connu aussi ce grand mouvement de démocratisation – vulgarisation issu du numérique. Il a en quelque sorte déchu de facto l’IGN de son monopole de service public. Tout cela grâce à l’affirmation aux côtés de l’institut de grands acteurs économiques (on peut citer à titre illustratif, par ordre d’apparition, TomTom, Google (Maps), les applications géolocalisées des smartphone…), des collectivités locales et de la société civile (projet OpenStreetMap par exemple). Il faut avoir conscience du changement de culture que cela implique, qui nécessite notamment, de passer d’une posture d’expert (forcément haute) à une autre plus humble, de créer de nouvelles relations avec les utilisateurs, des communautés d’un nouveau genre. C’est en cours de construction, avec le nouvel horizon des géo-communs (domaine géographique des communs numériques) que vient de tracer le directeur général de l’institut.
Je suis persuadé que ces tendances sociétales (demandes de transparence, d’ouverture, de sincérité, de capacitation) vont toucher également les marques et les entreprises. La connaissance et la prise en compte des attentes des clients (et donc au-delà, celles des employés, des partenaires et de la société civile) devra passer par un changement de posture pour un bon nombre d’entre elles. Vers plus d’humilité, d’empathie, d’ouverture de co-construction… Et toutes devront avoir un œil et une oreille attentifs pour les aspirations des jeunes générations, qui figurent sans doute parmi les plus impactées par la crise sanitaire, et qui portent en elles de ce fait les germes des potentielles ruptures de demain.