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Intelligence artificielle & études marketing

Jérôme Baray

Professeur à l’UPEC

Chercheur à l’Institut de Recherche en Gestion


Alors que les études marketing mobilisaient traditionnellement des méthodes d’analyse de données, de statistiques multidimensionnelles et de recherche opérationnelle, son vocabulaire a radicalement changé à l’aube du XXIème siècle avec l’apparition du concept d’intelligence artificielle et on emploie maintenant les termes de machine learning, d’algorithme génétique, de réseaux de neurones, d’apprentissage supervisé ou non supervisé, de traitement du langage naturel, de datamining, etc. Quelles sont donc véritablement les spécificités de l’IA utilisées dans les études marketing par rapport aux méthodes traditionnelles ?

La notion d’intelligence artificielle proposée en 1956 par le mathématicien John McCarthy et écrivain de science-fiction reste en réalité encore assez floue et a soulevé de nombreux débats auprès des scientifiques et des philosophes des sciences qui ont tenté d’en préciser le sens. Certains spécialistes définissent l’IA par ses capacités à assumer les tâches habituellement effectuées par des humains : on reconnaîtrait l’intelligence artificielle par son intelligence ! Le problème est que les chercheurs en psychologie, psychiatres, neurologues, philosophes n’ont toujours pas réussi également à formaliser cette notion pourtant très ancienne d’intelligence. Platon la décrit au 4ème siècle avant notre ère dans les Définitions, un recueil apocryphe de termes philosophiques, comme « l’activité qui permet d’acquérir la science ». Dans les cultures traditionnelles ou ancestrales, l’intelligence est tout simplement ce qui distingue l’homme de l’animal alors que l’époque moderne discerne différents types d’intelligence, l’intelligence artistique, technique et scientifique, corporelle, littéraire, artisanale.

D’autres experts caractérisent l’IA par ses outils en distinguant intelligence artificielle faible capable de résoudre des problèmes complexes de façon plus ou moins autonomes, de l’intelligence artificielle forte ou cognition artificielle intégrant une compréhension de ses propres raisonnements, de vrais sentiments et une conscience de soi. On trouve dans cette deuxième catégorie les systèmes autonomes tels les robots humanoïdes communiquant entre eux et avec leur environnement tout en étant capable de mettre au point des stratégies.

L’intelligence artificielle faible serait celle qui a le plus d’applications immédiates sur le plan du marketing. Elle peut prendre 9 formes de réalisation :

  • Les systèmes experts : c’est un programme pouvant répondre à des questions grâce à un raisonnement à partir de faits et de règles connus. Ils sont composés d’une base de faits ; une base de règles ; un moteur d’inférence. En sciences de gestion et en marketing, il est susceptible d’être un outil d’aide à la décision. Exemple d’utilisation en marketing : la réponse à la problématique de recherche d’implantation pour un nouveau commerce d’un certain type compte tenu de la répartition de la concurrence, de la demande et d’une stratégie particulière de développement. Le système peut se construire à partir de l’analyse des pratiques empiriques des experts au sein de l’entreprise.
  • La représentation des connaissances : elle est fondamentale pour créer des systèmes plus élaborés également basés sur l’intelligence artificielle. Les ontologies forment un modèle de données représentatif d’un ensemble de concepts au sein d’un domaine, ainsi que des relations entre ces concepts pour servir à établir des schémas de raisonnements. Exemple d’utilisation en marketing ou en gestion de la relation-client : la création d’une ontologie rassemblant le nom des produits commercialisés par une entreprise associés à leurs propriétés (métadonnées d’un espace de noms). Cette ontologie servira à faciliter la recherche d’articles par les clients sur un site web commercial.
  • La gestion des connaissances ou knowledge management : elle constitue une démarche managériale pluridisciplinaire permettant de percevoir, identifier, analyser, organiser, mémoriser, partager les connaissances des membres d’une organisation s’exprimant à travers l’ensemble de ses initiatives, des méthodes et des techniques. Exemple d’utilisation en marketing : les données du service marketing peuvent être entreposées dans des data warehouse parallèlement à des données d’autres services (production, RH, R&D,…) et des outils de datamining vont permettre d’en tirer des enseignements quant au comportement des consommateurs.
  • Le traitement automatique du langage naturel : il intègre d’autres modes de représentation des textes permettant éventuellement la saisie de leur sens profond. Exemple d’utilisation en marketing ou en gestion de la relation-client : la traduction automatique de manuels d’utilisation ou d’aide en ligne en différentes langues.
  • Le calcul formel : il permet de manipuler des expressions mathématiques comme des équations à la différence du calcul numérique qui traite des nombres. Exemple d’utilisation en marketing : la modélisation mathématique des zones de chalandise en considérant l’espace géographique comme un milieu continu et des fonctions de demande intégrant de nombreux paramètres comme le prix des produits, leurs caractéristiques, …
  • La simulation du raisonnement humain : il s’agit de reproduire le fonctionnement du cerveau humain et son mode de réflexion en intégrant ses points faibles et ses points forts. Différentes techniques sont utilisées dans ce cadre comme les réseaux de neurones, la théorie des jeux, la logique floue. Exemple d’utilisation en marketing : la simulation du comportement des consommateurs dans le cadre des études de marché.
  • La résolution de problèmes : les problèmes résolus par l’intelligence artificielle sont en théorie très divers et en ce qui concerne les entreprises le plus souvent de problèmes décisionnels. La difficulté réside autant dans la clarification des objectifs parfois multiples et dans l’identification des critères majeurs jouant un rôle dans ce problème que dans la mise au point de méthodes évitant d’établir un examen exhaustif de toutes les solutions possibles. L’intelligence artificielle a ainsi recours à des méthodes liées à la recherche opérationnelle et aux techniques d’optimisation mathématique. Exemple d’utilisation en marketing : la fixation optimale dynamique des prix des produits vendus en tenant compte des prix pratiqués par la concurrence, de sa réaction possible, de l’évolution de la demande et de la stratégie marketing en relation avec le positionnement.
  • La reconnaissance des formes : elle comprend de nombreuses applications dont la reconnaissance des objets sur les chaînes de montage, la reconnaissance des visages par les caméras, la reconnaissance de la voix (forme d’ondes),… Application en marketing et gestion de la relation-client : l’identification des clients par leur voix ou leur visage, la lecture de notes manuscrites laissées par les clients, l’identification de signatures, la reconnaissance de zones d’habitation, d’infrastructures ou des flux de véhicules à partir de photos aériennes ou satellites dans le cadre d’études marketing.
  • L’apprentissage : l’intelligence artificielle en utilisant différentes techniques empruntées aux mathématiques, à l’analyse de données, à l’algorithmique, à la recherche opérationnelle arrive à bâtir une certaine somme de connaissances prenant différentes formes de représentations (données quantitatives ou qualitatives, modèles) qu’il s’agit souvent de remettre à jour périodiquement. L’apprentissage sur la voie de l’intelligence artificielle forte combine l’ensemble des formes précédemment rencontrées. Application en marketing et gestion de la relation-client : proposer des réponses-solutions concrètes et réalistes aux questions des clients posées au téléphone ou sur internet en prenant en compte leur historique de commandes et les éventuelles conversations antérieures.

Il reste que les outils employés et rebaptisés par l’IA ne sont pas non plus nouveaux pour la plupart. L’algèbre booléenne a par exemple été introduite en 1847 par George Boole dans son premier livre « The Mathematical Analysis of Logic ». Une grande d’algorithmes d’optimisation datent des 18ème et 19ème siècles comme les modélisations par la théorie des graphes conçues par le mathématicien suisse Euler (1707-1783). Des avancées techniques et améliorations de ces méthodes ont été développées récemment mais même le principe des réseaux de neurones artificiels a été imaginé dès 1959 par les neurologues Warren McCulloch et Walter Pitts.

Mais si ce ne sont pas les outils qui caractérisent l’intelligence artificielle, qu’est-ce qui pourrait la distinguer des méthodes traditionnelles de traitement des données mises à contribution dans les études marketing ? L’écrivain Om Malik spécialisé dans les nouvelles technologies remarquait dans un article du journal Le New Yorker : « Tout comme le cloud, big data et machine learning, l’expression intelligence artificielle a été détournée par les marketeurs et les publicistes. Une grande partie de ce que les gens appellent intelligence artificielle est en réalité de l’analyse de données, en d’autres termes, le business habituel. » En tant que praticien, nous pensons que l’IA ne trouve son originalité ni entièrement sur des algorithmes spécifiques, ni à l’opposé sur un reconditionnement de méthodes éprouvées rebaptisées avec des noms futuristes. Une troisième explication pourrait être avancée, à savoir que ce qui donne finalement toute son originalité au concept actuel d’intelligence artificielle est le carburant pour mettre davantage en mouvement ces méthodes & algorithmes. Ce carburant tant nécessaire à donner une existence à l’IA en marketing est en fait une accessibilité de plus en plus ouverte aux données massives sur le comportement, la vie quotidienne et la géolocalisation des consommateurs associées à des puissances de calcul et de mémorisation inédites par le passé.