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Market Research dans le monde d’après, avec Nadine Faure

Nadine Faure

Fondatrice de 4F Media Consulting,

Ex-directrice People Insights chez EPSILON, avec de multiples expériences en institut d’études (Kantar, Harris Interactive, Dialego) ainsi qu’en agences média (Zenith, KR media, GroupM, Ogilvy, Publicis), Nadine Faure exerce aujourd’hui sa double expertise en fondant 4F Media Consulting.

Analytics & Insights : La crise sanitaire a profondément secoué le monde de la connaissance consommateurs/citoyens : pour toi, s’agit-il plus d’une rupture ou d’une accélération de tendances déjà existantes ?

Nadine Faure : De mon point de vue, la crise sanitaire a été un accélérateur dans de nombreux domaines. Cette parenthèse « pas très enchantée » nous a tous pris de court et a transformé durablement nos vies.  Elle a également contraint de nombreuses marques à se poser des vraies questions sur les valeurs qu’elles portent ainsi que sur la pérennité de leur business modèle. Elles n’ont eu d’autre choix que de se réinventer, du jour au lendemain parfois. Dans un second temps, elles ont eu besoin de pouvoir se projeter dans un avenir devenu incertain où les consommateurs avaient accéléré sans eux.

De manière inattendue, j’ai constaté que cette accélération de la transformation a également permis de prendre de la hauteur et finalement de ralentir. Pendant la crise, beaucoup d’instituts ont fourni des insights de manière gracieuse accompagnant leur client dans cette période de doutes. Ce partage collectif a eu pour effet de remettre au goût du jour des analyses de fond, de redécouvrir l’importance de prendre le temps de regarder dans le rétroviseur, de revenir à des fondamentaux parfois négligés, et, en termes d’études, de redécouvrir la valeur du quali ou des approches plus sociétales. Je pense notamment au superbe travail effectué par Xavier Charpentier et Véronique Langlois de Freethinking sur l’observatoire des classes moyennes en France. C’est une étude quali-collaborative sur une durée de plus de 13 ans qui a d’ailleurs grandement nourrit la publication du livre « Ouvrez les yeux » de Maurice Levy.

Avec la reprise des activités, beaucoup de projets d’innovation qui vivotaient ont été remis à l’ordre du jour. Cette fois-ci souvent à l’initiative des annonceurs, entraînant dans leur sillage les agences et les instituts qui, pour certains, étaient en attente de ces nouvelles opportunités. Des projets d’hybridations et de nombreux POC étaient déjà en chemin. Certaines équipes avaient développé des solutions innovantes en interne ou avec des partenaires technologiques. La crise a agi comme un booster sur les innovations.

Analytics & Insights : Crise sanitaire, mais aussi économique, environnementale, sociétale, les facteurs de stress s’accumulent, le consommateur/citoyen devient de plus en plus complexe et insaisissable …

Nadine Faure : Tout à fait, nos référentiels sont éprouvés et constamment en mouvement. C’est inévitable. Pour les marques cela veut dire beaucoup plus de complexités et donc d’incertitudes.  A mon sens, il y a deux enjeux essentiels :

  • Le premier c’est de savoir jouer collectif. S’entourer des bons partenaires et s’assurer surtout qu’ils échangent entre eux. Trouver des experts dans leurs domaines c’est important, mais il est essentiel que ceux-ci sachent écouter et échanger pour mieux vous accompagner. L’expertise sans partage est stérile. Il faut permettre aux insights d’infuser au sein des équipes et des entreprises. Les sociétés qui fonctionnent en silos sont les premières à avoir beaucoup souffert de cette crise. Il y a donc un premier enjeu sur le partage et l’accessibilité à la connaissance.
  • Le second, c’est se donner les moyens d’un pilotage à deux vitesses : savoir regarder en avant et en arrière.

Dans ce monde en pleine mutation, il y a forcément des opportunités. Il me semble incontournable d’investir dans la compréhension des nouvelles tendances, de donner sa place aux analyses via les réseaux sociaux, aux approches qui permettent de détecter des signaux faibles et de tester des nouvelles technologies ainsi que d’intégrer de l’intelligence augmentée. Il est important de se renouveler tout en restant cohérent avec sa propre stratégie. Aller de l’avant en anticipant, sur une temporalité courte, c’est ce que j’appelle la conduite réactive.

Dans un deuxième temps, il y a la vision à plus long terme. C’est le temps du recul et la recherche d’indicateurs qui éclairent le futur en faisant référence au passé. Je pense forcément aux approches de MMM et MROI qui sont souvent privilégiées en agence car elles font appel à de la data existante, sans interrogation ni Access panel. La vraie richesse c’est d’être en capacité d’utiliser son propre capital data pour acquérir une meilleure connaissance de ses consommateurs. Mais attention, cette vision reste souvent limitée et elle doit s’enrichir avec le collectif. C’est là que les enjeux se rejoignent. 

Un point déterminant, reste l’optimisation des sources de données. Celle-ci passe entre autres par la mise en commun qui enrichit la connaissance et permet l’anticipation d’un temps long avec une vision marché plus large. Mais il faut savoir choisir sa data. On parle ici souvent des approches « Big Data » et de « clean room » sans vraiment comprendre ce que cela implique. Que ce soit par hybridation ou via le partage d’insights, ces enrichissements ne doivent pas se faire sans le consentement de l’individu. L’objectif pour beaucoup, un peu comme un graal, c’est de partager de l’information sans pour autant partager sa data. C’est d’ailleurs ce que propose la société Retency, fondée par Isabelle BORDRY et Xavier DARRIGOL. J’ai découvert cette année, un procédé d’anonymisation des données personnelles tout à fait innovant : Retency Privacy Engine. Cet outil libère de nouveaux usages de la donnée. Cette méthode, expertisée et validée par la CNIL, permet d’effectuer des analyses croisées de bases de données personnelles tout en garantissant une totale confidentialité de chacune des bases et une protection complète des individus qui la composent.

Ce type d’innovation est une avancée dans le bon sens. Elle permet de « jouer collectif » et d’obtenir des insights opérationnels en faisant appel à de très larges volumes de données sans nécessité de consentements spécifiques et en toute sécurité.

C’est la concrétisation du premier enjeu : ensemble on est plus fort.

Analytics & Insights : Côté technologies, les bouleversements aussi s’accélèrent : réalité virtuelle, hybridation des données, intelligence artificielle s’invitent dans le débat …

Nadine Faure : Nombreux de ces sujets étaient déjà bien présent avant la crise : hybridation des datas, RV, facial coding, eyes-tracking, datas de géolocalisation, analyse des émotions et toute une batterie d’application sur base de réalité augmentée et d’AI permettant le traitement de la donnée ou de l’image. De nombreux outils existaient déjà avant l’arrivée de ChatGpt. Cependant, nul doute que cet outil démocratisé bouleverse rapidement les processus de réalisation des études.

Chaque année au salon Vivatech, je découvre de nouvelles technologies et je rencontre des sociétés qui proposent des innovations qui pourraient faire la différence. C’est le cas par exemple de ma rencontre avec Elise Pinto et Anthony Romano et leur Startup Vocads. Ils proposent une IA conversationnelle qui permet une approche 100% vocale des études. On pense rapidement à de nombreuses applications, notamment pour la satisfaction client. Je citerai également ma rencontre avec Olivier Rollus fondateur d’Ittention, qui facilite grandement le travail des agences créatives et des régies en mettant à leur disposition une IA qui permet d’analyser de manière instantanée n’importe quel support de communication. Fini les débats sur la taille de la police ou le positionnement du logo. La plateforme permet de tester toutes les variantes disponibles pour maximiser l’impact.

A contrario, parfois ce sont des technologies qui vont trop loin et qui sont impossibles à mettre en application en Europe et c’est tant mieux. Merci RGPD et merci la CNIL. La difficulté ce n’est pas de trouver des innovations mais plutôt de faire les bons choix. De la startup à l’institut ou à l’agence, ce sont deux mondes qui se rencontrent et qui cherchent résolument comment collaborer. Je dois admettre que les greffes réussies sont (encore) rares, mais on progresse.

Analytics & Insights : De nouveaux acteurs issus du monde des technologies sont apparus dans le champ de la connaissance consommateurs ces dernières années : comment se situent les acteurs plus traditionnels dans ce nouveau paysage ?

Nadine Faure : On assiste à l’arrivée de nombreuses boîtes technologiques qui bousculent les méthodologies en place et c’est une bonne chose. Après il ne s’agit pas de tout effacer et repartir à zéro. Certains nouveaux acteurs disparaissent d’ailleurs aussi vite qu’ils ne sont apparus. Encore une fois, ce n’est pas évident de faire le bon choix.

Dès 2018, chez Kantar, avec mon collègue Kevin Jacquet (Ipsos) nous avons été à l’initiative du projet Station-K. Il s’agissait d’accompagner la transformation d’un institut d’étude en Data Agency. A la manière des rendez-vous régulier entre agences media et régies, nous avons créé des rendez-vous d’échange avec des startups et des sociétés technologiques. L’objectif premier était un accès facilité aux innovations dans l’optique de créer de nouvelles offres par hybridation. C’était aussi et surtout une manière de « faire infuser » l’esprit d’innovation au sein des équipes et rendre ces technologies complexes, compréhensibles et disponibles pour nos experts. L’objectif de ces échanges était d’aboutir à des collaborations fructueuses. Réveiller la « belle endormie » comme le disait certains collaborateurs. J’aime beaucoup cette formulation. Parmi les sociétés invitées, nous avions par exemple : Realytics, Datakalab, Qemotion, Golem.ai et Retency. Quelques partenariats ont abouti à des offres hybrides.

Aujourd’hui, face à cette multitude d’innovations tech, certains instituts misent également sur la force du collectif et le partage d’insights issus de leurs benchmarks. Les formes diffèrent, mais du podcast au plateforme en accès libre, les informations partagées sont souvent une véritable mine d’or. Il ne reste plus qu’à nourrir votre propre ChapGPT avec cette collecte d’insights rendue disponibles. Refaire du neuf avec du vieux.

C’est le regard dans le rétroviseur appliqué à la big data mais c’est également avoir une approche data-éco-responsable. En parlant d’économie circulaire appliquée au Market Research, je pense bien entendu à Charlotte Taupin fondatrice de Sugi Research. Optimiser l’existant en ajoutant réflexion et du bon sens, c’est aussi une attente majeure des annonceurs quand ils parlent de « smart research ».

Le secteur des études et des insights va bien entendu continuer sa transformation. C’est une période passionnante car elle intensifie le croisement des métiers et des expertises. L’enjeu n’est pas seulement technologique, il est aussi humain. Cette transversalité maitrisée est devenue une pièce maîtresse du succès de la stratégie des marques.

A défaut de connaître la recette parfaite, je dirai qu’une transformation réussie c’est avant tout du partage. Voici mes ingrédients : une optimisation de la data existante, une protection infaillible des données individuelles, quelques gouttes de technologie, un soupçon de curiosité et surtout une grande dose de collaboration.