Christophe Benavent
Professeur à l’Université Paris Nanterre.
Observateur du net depuis 1996, revenant à ses premières amours avec les données, il concentre ses recherches désormais sur la production textuelle de masse des réseaux sociaux, ses mécanismes, ses segmentations, ses interactions, ses effets après d’être intéressé à la mécanique générale des plateformes.
Analytics & Insights : La crise sanitaire a profondément secoué le monde des études marketing et de la connaissance consommateurs : pour toi, s’agit-il plus d’une rupture ou d’une accélération de tendances déjà existantes ?
Christophe Benavent : La tendance était déjà. Elle ne dépend pas du Covid, même si l’incertitude qu’il amène peut susciter plus de questions et de recherches. Le fait principal c’est que les technologies de l’information, dans leur nième révolution, poussent à une exigence, celle de la connaissance immédiate. Quand un chef de produit se pose une question, il imagine d’en avoir la réponse dans les 3 trois jours, voire même dans l’immédiat.
Ce que le Covid apporte, c’est cette idée d’une science immédiate, qui traite en continu, les données produites de manières journalières, parfois même à l’échelle de la minute. La science immédiate du Covid c’est aussi une sorte d’auto-organisation des systèmes d’informations, et l’open data joue un rôle clé, qui permet aux épidémiologistes de traiter la donnée à mesure qu’elle est produite, d’échanger du code, des standard graphiques et de se coordonner autour d’un pivot qui est celui en l’occurrence de la John Hopkins School. Le monde des études aura à apprendre de ça. Savoir gérer la donnée en continu et la partager pour libérer l’analyse en acceptant que s’imposent des repository pivots. Des open street maps, des open fact food.
Analytics & Insights : Prospective, data, AI, neurosciences, communautés, etc. : dans quelles directions va se développer la recherche dans les mois qui viennent ?
Christophe Benavent :Elle va poursuivre un chemin désordonné où la mode sème des fausses pistes. La recherche en marketing, à mon sens souffre aujourd’hui de plusieurs défauts : son psychologisme qui s’appuie sur l’hypothèse erronée que l’équilibre des marchés s’appuie sur les préférences individuelles. On sait que ces préférences sont fortement conditionnées par les phénomènes grégaires : il n’y a pas de préférence stable. Sa mauvaise conscience qui oriente son regard sur ce qui est souhaitable mais pas assez sur ce que font vraiment les consommateurs, du moins la majorité des consommateurs, et sur ce drôle de glissement qui fait d’un consommateur vulnérable une victime.
Et le troisième, un investissement insuffisant dans les méthodes qui fait qu’aujourd’hui le marketing devient la propriété des ingénieurs et des data scientists. Dans le monde de l’AB testing, il n’est guère besoin de faire d’hypothèse sur la psychologie du consommateur, ce qui est important c’est de démontrer qu’une intervention (une pub), affecte significativement la réponse du marché.
Analytics & Insights : La recherche universitaire s’inscrit dans un temps long alors que les évolutions sociétales se révèlent de plus en plus rapides, voire violentes : comment concilier les impératifs de rigueur universitaire avec une nécessaire vitesse ?
Christophe Benavent :Il n’est pas sûr que les évolutions sociétales soient plus rapides. L’impact de cette épidémie est brutal, autant que les dizaines de milliers de catastrophes que l’humanité a subies depuis son émergence. Le rythme de la recherche universitaire est celui de l’histoire, nous vivons un épisode singulier d’une chose dont la science et la littérature se sont emparés depuis longtemps. Bien sûr pour ceux qui n’en ont pas la culture, l’événement est brutal et violent et brise son sens commun. Au fond le rôle du savoir universitaire c’est de donner un sens quand le sens s’échappe. Ce qui nous semble singulier à l’échelle de nos vies est régulier à l’échelle du monde et de son histoire. Sans cette régularité, il n’y aurait pas de science.
Analytics & Insights : Les jeunes générations de marketers se montrent-ils plus, moins, autant intéressées par l’action, les résultats immédiats, que par la compréhension des consommateurs ?
Christophe Benavent :Je n’en sais rien. Ils sont largement conditionnés par les outils, sont de plus en plus éloignés des données pures. C’est l’inconvénient d’un monde de dashboards et de joysticks. En cas de panne électrique ils auront un problème. Et si le gps tombait en panne c’est sûr que la catastrophe serait pire qu’un Covid au carré. Ils ne savent plus employer un sextant. Aujourd’hui ce qui les intéresse, je crois, c’est de bien faire un métier qui est redéfini tout les six mois. Il va falloir leur injecter de grosses doses de sciences humaines et sociales.