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Comment peut-on encore faire de la prospective ?

Xavier Charpentier

Fondateur et dirigeant – Freethinking (Groupe Publicis)


Après les douze mois traumatiques de 2020, les années 2021 et sans doute les suivantes s’annoncent comme des années erratiques : repères durablement bouleversés, réflexes à réinventer dans sa consommation et dans sa vie, contraintes nouvelles, représentations et imaginaires mis au défi de se redéfinir sous la pression des événements, mais aussi développement exponentiel de l’offre et des usages numériques… La période qui s’ouvre s’annonce complexe pour les spécialistes des tendances et de la prospective. Et nous oblige à revisiter nos outils conceptuels, nos pratiques, peut-être nos ambitions. A travers deux questions de fond, posées au concept même de prospective de façon totalement contradictoire – mais la réalité semble souvent se contredire, c’est ainsi.

D’abord, quel sens donner à la prospective quand tout peut changer aussi vite et aussi fort ? Quand une société donne le sentiment de pouvoir pivoter aussi rapidement et aussi radicalement sur les axes fondateurs de son « contrat axiologique » – les valeurs qui fondent son existence même – liberté de mouvement, liberté de travailler, liberté de se réunir… Quand l’impensable, l’imprévisible fait irruption dans la vie de chacun et dans notre destin collectif de façon aussi soudaine et radicale, quelle signification peut avoir l’idée d’anticiper les transformations à venir pour mieux y répondre ?

Ensuite, pourquoi continuer à porter son effort sur la prospective, sur la prévision de nos comportements collectifs futurs quand le développement des outils numériques opérant en temps presque réel permet à la machine d’anticiper nos comportements individuels comme jamais cela n’a été possible ? Quand la Data semble nous donner en grande partie les clés de ce que chacun de nous fera demain en matière de consommation, de loisir, et même de choix démocratique ?

Elle est étroite, la ligne de crête qu’il nous faut maintenant respecter pour conserver tout son sens à la notion de prospective, et à notre métier. Comment en faire évoluer le concept et la pratique ? C’est peut-être en répondant à trois questions d’inspiration philosophique que nous pourrons nous tenir, demain, sur cette ligne de crête.

Que reste-t-il à découvrir, grâce à une démarche de prospective ?

C’est évidemment la première question à se poser, celle qui correspond au « que puis-je savoir » de Kant. Dans cet univers nouveau, à la fois imprévisible et hyper-prédictible, à quelles dimensions de l’avenir pouvons-nous encore avoir accès par une démarche de prospective ? Réponse : à celles qui sont les plus intéressantes. Pourquoi cet optimisme ? Parce que les dimensions de demain les plus intéressantes et les plus importantes pour les marques et les entreprises, mais aussi pour les institutions, ce sont précisément celles qui échappent autant à la machine qu’à l’œil nu de l’observation. Sans être pour autant imprévisibles. Ces points d’inflexion encore invisibles à l’œil nu du présent mais pourtant déjà là. Ces mouvements souterrains qui annoncent les bouleversements, les changements de direction radicaux des comportements ou des représentations, les renversements de paradigme qui sont en réalité déjà en train de se produire, à bas bruit.

En 2008, alors que nous interrogions une communauté de Français des classes moyennes sur leurs arbitrages entre « grandes marques » et marques de distributeurs, ils nous répondaient que leur sujet n’était plus celui-là mais la sauvegarde ou plutôt le sauvetage global de leur pouvoir d’achat – alors même que les statistiques parlaient encore de croissance du revenu disponible et de la consommation.

En 2010, lors d’une conversation sur leurs habitudes d’achat en grande surface, ils nous faisaient sentir que le centre de gravité de leur consommation se déplaçait vers Le Bon Coin et l’alterconsommation. Ni Vinted ni TooGoodToGo n’existaient encore.

En 2016, lors d’une conversation sur leur façon d’envisager les échéances de 2017, ils nous expliquaient qu’elles représentaient pour eux le dernier arrêt avant de renverser la table pour de bon – et cette façon de positionner les élections présidentielles comme une épreuve ultime annonçait à sa façon la crise des Gilets Jaunes. Trois exemples très différents de ce que ni la simple observation de ce qui se passe à un instant T ni la machine n’avaient alors perçu de façon claire, alors que le discours des gens l’était pourtant, à sa manière. Répondre à une question qu’on ne vous a pas posée, n’est-ce pas toujours une façon d’attirer l’attention de son interlocuteur sur quelque chose ?

Que pouvons-nous faire pour accéder à cette dimension du changement à venir ?

C’est la deuxième question, bien sûr : comment réussir à anticiper ces points d’inflexion, ces mouvements de bascule déjà amorcés sans que la machine puisse encore les percevoir clairement, elle qui ne déduit l’avenir que du passé ? Comment se donner les moyens de comprendre ce qui est en train d’arriver sous nos yeux et qui sera peut-être accéléré ou radicalisé par un évènement exogène et imprévu, mais pas fondamentalement remis en cause ?

La réponse est simple, banale en un sens mais aussi révolutionnaire : se mettre à l’écoute, vraiment à l’écoute des gens reste le meilleur moyen d’entendre ce qu’ils ont à partager avec nous. Mais sans doute différemment. Changer de regard sur l’écoute. Non plus uniquement capter des signaux faibles qui préexisteraient. Mais les susciter. Organiser et stimuler la conversation qui permettra d’entendre fort et clair ce que les gens vont faire différemment. Parce qu’ils en parlent déjà différemment. Parce que la conversation a changé de nature – du choix des marques au pouvoir de bien-vivre, de la sélection de ses enseignes de distribution préférées à l’alterconsommation de masse, du débat sur la retraite à celui sur la pauvreté et l’impasse générationnelle. On ne parle plus simplement ici de « déclaratif », mais de conversations entières qui se réorientent. La traditionnelle opposition entre « ce qu’ils disent » et « ce qu’ils font ou feront » ne tient plus, quand on arrive à comprendre « comment ils pensent déjà ». Quels sont les nouveaux termes du débat.

Le digital et ce qu’il apporte à la pratique des études qualitatives, en devenant non pas un substitut mais au contraire un outil au service de l’humain qui cherche quand la machine ne fait que trouver – permet ce changement de regard sur l’écoute.  A la condition peut-être, de respecter et de mettre en œuvre trois principes.

D’abord, redéfinir la notion de modération. Se mettre à l’écoute de ce que les gens ne disent pas (encore) à la machine, c’est susciter le débat, le questionnement. Savoir provoquer respectueusement pour aller plus loin. Ne pas attendre que le consommateur, le citoyen, l’humain, donne spontanément ce qu’il n’a pas encore su ou voulu formuler de sa pensée ou de ses représentations. La prospective, c’est utiliser la possibilité de la confrontation constructive et sous contrôle que permet le digital. C’est identifier des choix en les suscitant, pousser à prendre des positions. On sait depuis Bourdieu que la sociologie est un sport de combat. L’art de la conversation aussi.

Ensuite, redéfinir la notion d’interaction. Projeter la suite de la trajectoire, son inflexion possible, c’est échanger différemment avec les consommateurs, les citoyens, les humains. Pour les pousser à interagir, à échanger entre eux. Et, ainsi, se donner une chance de saisir ce qu’ils ont envie de partager et qui animent leur réflexion, hors de la vue des institutions, des entreprises et des marques. Qui a eu la chance d’assister aux conversations sur l’art africain qui animaient Picasso, Juan Gris, Braque et Modigliani, à Montmartre ou à Montparnasse ? C’est pourtant là que le cubisme est né. Qu’est-ce qui préfigurait sa naissance dans les œuvres précubistes de Picasso, sa période rose ou bleue ? Rien. Entendre ce qui ne nous est pas forcément destiné, c’est capter ce fantôme dans la machine qui change le jeu.

Enfin, redéfinir la notion d’analyse. Comprendre, ce n’est pas constater. C’est aussi faire des choix. Pas des choix arbitraires bien sûr – anticiper l’avenir, ce n’est pas l’inventer. Mais c’est oser la créativité dans les hypothèses de travail, importer dans l’analyse des paris interprétatifs. Et les confronter à d’autres sensibilités, à d’autres regards, à d’autres cultures qui suscitent d’autres paris, d’autres lectures possibles. Faire travailler les participants à plusieurs bien sûr. Mais aussi travailler à plusieurs pour être bien sûr de voir ce que l’on voit. En ce sens, ici encore le numérique est décisif, en ce qu’il permet une articulation unique entre collectif et individuel – échanger avec 50, 150, 200 participants, écouter et travailler avec 3, 4, 5, 10 parties prenantes. La prospective n’est pas qu’un sport de combat, c‘est aussi un sport d’équipe.

Et que nous est-il permis d’espérer pour la prospective de demain ?

En définitive – et cette dernière question sera la conclusion de cette réflexion – , que pouvons-nous espérer, demain, de notre pratique de la prospective ainsi revisitée ?

Peut-être simplement, modestement, qu’elle nous permette, encore mieux que par le passé mais par des voies différentes, de saisir un peu avant qu’ils n’adviennent, accélérés ou non par les événements, l’histoire, les crises sociales, ou les pandémies, les « petits » changements qui demain matin changeront la donne. Qu’elle accepte d’être, aussi, une « prospective de proximité » qui donne les moyens de discerner dans le brouhaha du quotidien ce qui pourrait, demain, non pas tout changer, non pas être totalement subverti, mais passer à la limite. A quel moment une baisse du niveau de vie devient-elle pour ceux qui la subissent un changement de mode de vie ? A quel moment une parenthèse dans sa consommation devient-elle une parenthèse qui ne se refermera jamais ? A quel moment un ressentiment devient-il une colère, ou un intérêt une décision ?

Et à quel moment l’avenir fait-il vraiment son entrée dans le présent ?